L’accident de Tchernobyl a eu lieu il y a exactement trente ans aujourd’hui et Fukushima, il y a cinq ans. Tous deux sont classés au niveau 7, le pire. En 1957, il y avait eu Maïak en Russie classé au niveau 6. Qu’en avons-nous retenu ? Pas grand chose à vrai dire. Un autre accident va forcément survenir, peut-être chez nous. Et nous serons sans doute aussi démuni face à l’horreur. Récemment, j’ai rencontré deux femmes, Natalia Manzurova, liquidatrice à Tchernobyl, et Nadezhda Kutepova, fondatrice et présidente de l’association « Planète des espoirs » lors d’un petit déjeuner organisé par les JNE, mon association des Journalistes-écrivains pour la nature et l’écologie à l’initiative de Pascale d’Erm, une consœur qui travaille notamment sur l’écologie et les femmes. C’était très intense.
☞ Dans un premier temps la parole est donnée à Natalia Manzurova. Cette radiobiologiste se raconte d’une voix douce. « J’ai participé à la création du centre de recherche de Maïak » après l’accident de 1957. Si ce nom est moins connu que Tchernobyl, il est pourtant associé à un désastre d’une gravité comparable mais il aura fallu attendre 1976 pour qu’il soit dévoilé. Une immense explosion de déchets nucléaires affecta une zone de 800 km2 et près de 300 000 personnes. « J’ai été chercheuse pendant dix ans. Nous travaillions sur les effets des radiations sur l’environnement et nous avions pour mission de mettre au point des techniques de survie pour les hommes en cas d’accident nucléaires. » Ces recherches étaient totalement secrètes. Après la catastrophe de Tchernobyl, les équipes de chercheurs de Maïak ont tout naturellement été réquisitionnées. Dans un premier temps, par précaution, les femmes en âge de procréer n’y sont pas allées mais, très vite, devant l’ampleur de la catastrophe et l’urgence d’agir, elles ont rejoint leurs collègues. C’est ainsi que Natalia est arrivée en mai 1986. Elle avait 34 ans.
Ingénieure en chef d’une équipe chargée de l’enterrement des déchets radioactifs, elle est restée sur place pendant quatre ans et demi. Natalia était une des rares femmes liquidatrices. Elles étaient en effet environ une pour mille hommes. La plupart étaient cuisinières, femmes de ménages, comptables, nettoyeuses du sol, travailleuses médicales et bien sûr, des scientifiques comme Natalia. Elles travaillaient en alternance, 15 jours d’activités puis 15 jours de repos. Le salaire était versé à la fin de la période de travail. Au quotidien, elles étaient toutes logées à la même enseigne : elles n’avaient pas le droit de se déplacer seule et, comme pour les hommes, elles devaient toujours garder leur argent sur elles. Malgré tout, il y a eu de nombreuses agressions, des vols, des viols et même des meurtres. Les victimes étaient enterrées en toute impunité.
En 1957, lors du premier accident nucléaire à Maïak, personne n’avait demandé aux femmes si elles étaient enceintes ou non. 2000 femmes ont participé au nettoyage du site. Elles ont mis au monde des enfants qui ont développés des maladies (leucémie, etc..). Ces enfants ont reçu par la suite le statut de « liquidateur in utéro ». A Tchernobyl, il a été demandé à toutes les femmes enceintes au moment de la catastrophe d’avorter. Cela a été fait dans l’urgence dans un hôpital de la ville proche de Pripyat juste avant l’évacuation des mères. Les fœtus et les enfants mort-nés restés sur place ont été retrouvés momifiés par les radiations.
« Ma relation à la vie a changé, explique Natalia. Lorsque tu vois beaucoup de malheur autour de toi, tu te désintéresses des choses matérielles, de l’argent. Ce qui devient important, c’est la santé et la relation avec les autres ». De fait, les liquidateurs entièrement pris en charge par l’État, nourris, logés, habillés vivaient hors du monde. Lorsque Natalia quitte Tchernobyl à la fin de l’année 1990, c’est un choc. L’URSS s’est écroulée. Elle n’est plus soviétique mais russe et il lui faut réapprendre la vie « normale » c’est à dire, faire les courses, mettre des jupes, se coiffer, s’occuper de sa fille, en d’autres termes, ne plus être seulement un soldat. Il lui faut aussi affronter les conséquences sur sa santé. Natalia a eu une attaque cardiaque et s’est retrouvée en état de mort clinique. Elle a subi une ablation de la thyroïde. Et, surtout, elle est diagnostiquée d’aberrations chromosomiques à 20%, cela veut dire que si elle avait eu un autre enfant, il aurait eu 20% de risques de naître avec des malformations. La voilà, à 42 ans, invalide de catégorie 2. Elle ne peut plus travailler. Sa pension (invalidité et retraite) de 300 € lui permet tout juste de vivre et elle souffre de maladie chronique qui rend son quotidien difficile et douloureux. Malgré tout, elle continue à témoigner sans cesse pour sensibiliser aux risques nucléaires. Elle a connu Maïak, Tchernobyl, Fukushima. « J’ai l’impression qu’aucune conclusion n’a été tirée de ces catastrophes. Il va forcément y en avoir une autre. »
Puis, c’est au tour de Nadezhda Kutepova de prendre la parole. La jeune femme commence par remercier la France qui vient tout juste de lui octroyer le statut de réfugiée politique. Accusée d’espionnage industriel, elle risquait douze ans de prison aussi, en juillet 2015, a-t-elle décidé de quitter son pays avec ses trois enfants. Son histoire est elle aussi hors du commun. Sa grand-mère, ingénieure chimiste, est arrivée à Maïak en 1948. Elle a fait partie de l’équipe qui a élaboré le plutonium nécessaire à la Bombe A soviétique. Elle est morte d’un cancer du système lymphatique à 56 ans. Son père, mobilisé en 1957 en tant que liquidateur à 19 ans, est mort des suites d’un cancer aux intestins à 47 ans. Sa mère, médecin neurologue, a soigné pendant quarante ans, les habitants de Maïak. Elle n’a obtenue aucune reconnaissance de l’état après la mort prématurée de son mari et sombre dans la démence.
« J’étais un enfant normal de la ville de Maïak. Je ne remettais pas en question le bien fondé de l’énergie nucléaire. Mais, pendant mes études universitaires, j’ai été invitée à assister à une conférence sur l’environnement et j’ai ainsi découvert par hasard que toute la zone d’Ozersk (la ville où est situé l’usine de Maïak) est contaminée, alors que la population locale l’ignorait complètement. Officiellement, la région n’était pas polluée. Les habitants mangeaint les champignons et pêchaient dans la rivière sans se poser de questions… Cette conférence a été une révélation. » A vingt-sept ans, elle fait enfin le lien entre les activités de la ville et les tragédies qui ont frappé sa famille et décide de créer une ONG. « Planeta Nadejd », « Planète Espoir » sera fondé l’année suivante, en 2000. « J’avais étudié le droit, la sociologie et les sciences politiques à l’université je voulais que les habitants qui résidaient encore dans la région contaminée aient les moyens de partir et que les victimes non reconnues puissent se défendre. »
Car il n’y a pas eu que l’accident de 1957. Pendant les premières années de fonctionnement de l’usine, entre 1949 et 1952, tous les déchets, hautement radioactifs, ont été déversés dans la rivière Tetcha. Des cas de leucémies et des décès prématurés se sont multipliés dans les villages le long de la rivière. L’usine a alors aménager des réservoirs de métal pour stocker les déchets, et pendant la décennie qui a suivi, 34 des 39 villages qui se trouvaient le long de la rivière ont été évacués. Parallèlement, des déchets radioactifs ont été déchargés dans le lac Karatchaï. En 1962, les autorités ont annoncé mettre fin à ces pratiques mais Maïak reste aujourd’hui le plus gros centre de stockage de déchets radioactifs au monde. Et l’usine d’armement initiale transformé en usine de retraitement devrait être améliorer pour en recevoir encore davantage.
Nadezhda nous a expliqué comment fonctionnait une ville fermée. Ce statut était assez fréquent en Union soviétique pour les complexes militaro-industriels. Ils n’apparaissaient pas sur les cartes et ne pouvait être identifiée portait donc le nom de la grande ville voisine, suivie d’un code postal. Ainsi, à l’époque soviétique, Ozersk s’appelait Tcheliabinsk-65. Une dizaine de ces villes étaient dédiées à l’armement atomique. Jusqu’en 1955, les personnes qui travaillaient dans les villes fermées, étaient interdites d’en sortir et n’avaient aucun contact avec l’extérieur. Le système est resté très dur jusqu’à 1993. Les gens pouvaient certes sortir mais s’engageaient au silence : tout ce qui concernait le nucléaire était secret d’état. Pourtant les habitants des villes fermées ne protestaient pas. Derrière ces inconvénients, il y avait plus de confort et d’avantages qu’ailleurs. Mais plus inquiétant sans doute, l’omerta semble être de retour. Depuis 2011, plus aucune donnée scientifique n’est disponible sur la région. On comprend pourquoi le combat de Nadezhda n’est pas du goût des autorités.
Nadezhda a notamment représenté nombre de victimes auprès de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. L’action de son ONG lui a valu une reconnaissance internationale comme en témoignera ensuite Anne Barre du WECF (Women in Europe for a Common Future) auquel Planète Espoir est affiliée mais les autorités russes n’ont évidemment pas apprécié sa pugnacité. En mai 2015, Nadezhda a été condamnée à une forte amende pour avoir refusé de se déclarer comme “agent de l’étranger” en tant qu’association recevant des soutiens financiers de l’étranger; elle a fait l’objet de dénonciations et d’une campagne hostile sur les médias régionaux allant jusqu’à montrer là où elle habite et diffuser son adresse personnelle.
De nombreuses questions ont été posées aux intervenantes. L’une d’elle concernait la santé de Nadezhda qui est bonne. Mais sa demi-sœur née de premier mariage de son père a eu énormément de problèmes et est décédée très jeune. Après avoir entendu ces témoignages, c’est dans une sorte de sidération que nous nous avons quitté la salle. Nous savions bien sûr, mais être face à cette réalité dans ce qu’elle a de plus concret, c’est, incontestablement, la percevoir au plus profond de nous-même. Alors une question et beaucoup de révolte jaillissent face à l’entêtement de nos politiques dans cette voie sans issue, que faire pour les convaincre d’arrêter avant qu’il ne soit trop tard ?
…
Cet article a été publié sur le site des JNE. Merci à Carine Mayo, présidente des JNE, qui m’a autorisée à utiliser ses photos.
26 avril 2016 © Danièle Boone – Toute utilisation même partielle du texte et des photos est soumise à autorisation.