La cité des Doges méconnaît la ligne et l’angle droit. Venise s’enroule autour d’elle-même comme un escargot. En observant un plan, force est de constater que l’itinéraire le plus court n’est pas ce Grand Canal en forme de S mais les chemins de traverse qui ignorent ses boucles. La marche y est un privilège naturel et les Vénitiens sont des piétons à temps plein. En quittant le flux des touristes et en se faufilant comme l’eau dans ses moindres recoins secrets, le promeneur va à la rencontre de son véritable esprit. Citoyenne passagère de la Sérénissime, je ne résiste jamais face à une calle inconnue. Je m’y engouffre avec volupté et me heurte quelquefois à un canal ! Mais ces détours m’offrent souvent des trésors : une cour mystérieuse, une statue oubliée, un autel secret.
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Il faut être né ici pour posséder à la perfection la topographie d’une cité qui a placé tout son mystère dans l’agencement tortueux et complexe de son espace. Venise est un archipel de quartiers gagnés un à un sur la mer et reliés par des centaines de ponts et de pontets. Il est vertigineux d’imaginer ces milliers de pilotis enfoncés dans la vase avec une opiniâtreté jamais défaillante. Au novice, elle apparaît dans sa splendide évidence et pourtant rien n’y est facile, rien n’y est comme ailleurs. Ainsi, tôt ou tard, tout finit par être porté à dos d’homme. J’ai toujours été fascinée de voir tout ce qui se transporte. Les livreurs et les ouvriers du bâtiments se servent d’une étrange brouette conçue pour monter et descendre patiemment les ponts. Marcher, c’est être au diapason de cette vie quotidienne si revitalisante, tout le contraire de l’idée romantique de mélancolie et de rêverie qui lui colle à la peau. Thomas Mann semble avoir définitivement figé Venise dans l’image d’une ville morte, vouée aux fastes du crépuscule et de la décadence. Pourtant, au 18e siècle, elle a inventé la gaieté dans tous les arts, dans la musique avec Vivaldi, dans la peinture avec Tiepolo, dans le récit avec Casanova et dans le théâtre avec Carlo Goldoni.
Le monde aujourd’hui s’émeut de sa disparition annoncée mais les Vénitiens, eux, sont dans un corps à corps permanent avec ces eaux menaçantes. Lorsque les sirènes retentissent pour annoncer les hautes eaux, acqua alta, les locaux s’organisent, pressent un pas qu’ils ont pourtant déjà rapide, avant la montée inexorable tandis que les touristes s’apprêtent au grand frisson en traversant les passerelles installées place Saint-Marc. Ce qui est un amusement pour les uns est une épreuve au quotidien pour les autres. Alors, l’adversité, les Vénitiens connaissent. Ils ne renoncent jamais depuis des générations. L’évolution a dû passer par là car cela semble inscrit dans leurs gênes. Regardez-les, écoutez-les, le verbe haut, énergiques, débordant d’activité. Même dans le brouillard, quand les sirènes et les cloches lancent leur appels ouatés à travers l’épaisseur de la brume, et qu’on entend les piétons avant de les voir, on est frappé par leur vitalité.
La ville est un incessant va-et-vient de pas et de bateaux, une quantité de marchés à l’air libre, de boutique d’artisans. Des embarcations, de toute taille et de toute forme, sillonnent les canaux, chargées de marchandises, de bouteilles, de légumes, de fleurs, de matériaux de construction. Venise est la seule ville au monde où les voies de transports, les canaux, sont radicalement différentes des voies de promenades, les rues. Alors déambuler dans Venise est un bonheur incomparable car au lieu de devoir songer à éviter les autos, ou même les vélos et les rollers découragés par le nombre des ponts et de leurs marches à gravir, on peut se concentrer sur la découverte d’une architecture luxuriante et inventive : balcons treillissés de rosaces, festons de dentelle gothiques, incrustations de porphyre et de serpentin, arcades, chapiteaux, arabesques de marbre et de pierre. La beauté ici n’a jamais été un placage élitaire mais l’expression même de la vie. La maison la plus modeste, la ruelle la plus obscure promettent le même enchantement que les palais du Grand Canal.
Il serait présomptueux de prétendre connaître Venise après un seul voyage. Je l’ai découverte en été. La chaleur comprimait les bruits et réduisait le monde à l’immobilité. Je suis arrivée par la lagune et la place Saint-Marc m’est apparue au moment où l’orage éclatait. Des éclairs striaient le ciel assombri. Le tonnerre grondait au loin. L’eau était laiteuse comme une opale. Et tout à coup, la foudre a explosé, crochetant la serrure des nuages et disloquant le ciel. J’ai débarqué du vaporetto sous des trombes d’eau tandis que l’orage continuait à rouler ses tambours fous résonnant de canal en canal.
Après une si sublime arrivée, j’ai longtemps différé un retour, persuadée d’être déçue. Je me suis inutilement privée du plaisir toujours renouvelé d’être à Venise. Dans cette ville où se mêle la pierre et l’eau, la lumière fait et défait les volumes. Au matin, le ciel parfois ne semble pas seulement couvert de nuages, mais d’un gris sans fond ni fin. Tout est plat. Et puis, en un instant, tout s’épanouit : le soleil réapparu illumine une façade, un jardin. Toutes les saisons lui vont. Au printemps, la lumière est limpide et les jardins remplis de roses. Marcher dans les rues sous ce jeune soleil est un agrément rare qui réconcilie l’esprit et le corps. L’été, le jour est un grand brasier. Les Vénitiens chanceux passent leur journée au Lido et profitent de l’Adriatique. Les autres attendent le soir dans l’espoir d’un souffle d’air mais les nuits ne sont guère plus fraîches. Les ruelles les plus étroites sont des havres bienvenus. L’odeur entêtante des jasmins s’échappe des jardins.
A l’automne la lumière se fait plus incisive, dégageant les formes et allongeant les ombres. La brume matinale se joue des touristes. Elle n’annonce pas la pluie mais prépare la surprise du beau temps. Mais en hiver, elle s’alourdit jusqu’à devenir omniprésente. Épaisse, moite, collante, elle se glisse entre le cache-col et la nuque, et l’on avance à petits pas, en n’y voyant rien à trois mètres. Le Grand Canal est alors muet : aucun bateau ne se hasarde dans l’ouate saline. Seuls les traghetti le hantent de leurs silhouettes fantomatiques. La nuit, les lumières s’alignent en auréoles floues. Moment enchanteur entre tous : l’arrivée de la neige. Les flocons virevoltent et transforment la Sérénissime. Les gondoles noires s’ourlent de blanc avant de disparaître sous la couche magique. Mais l’hiver, ce sont aussi de belles journées avec un ciel d’un bleu profond. Depuis Fondamenta Nuove, on aperçoit les sommets enneigés des Alpes qui étincellent dans le soleil franc. Les longues promenades revigorantes, bien vêtu, ont un charme sans égal. Venise n’en finit pas de s’offrir et, malgré tous les dangers qui la guette, sa splendeur refuse de se dissoudre.
Pour préparer votre séjour, consultez Mon carnet de route
Autre page sur Venise : Le carnaval
Pour en savoir plus sur Le Piéton de Venise, mon guide de Balade
19/04/2008 © Danièle Boone – Toute reproduction même partielle du texte ou des photos est soumise à autorisation
Une autre idée pour vos vacances en Italie: le Tyrol du Sud, au pied des merveilleuses Dolomites…il n’est pas trop loin de Venise non plus.
Pour en savoir plus: www-tyrol-italie.fr