Inès Léraud, Léandre Mandard et Pierre Van Hove révèlent l’histoire du remembrement

La journaliste Inès Léraud et le dessinateur Pierre Van Hove, le duo très remarqué de « Algues vertes.», réitèrent sur le sujet du remembrement. Cette gigantesque redistribution des terres effectuée dans les années 1950 – 1970 avait pour but de soumettre l’agriculture à l’industrie sous prétexte de modernité et de rendement. Fini l’agriculture vivrière et l’autonomie paysanne, place aux machines et aux producteurs de matières premières pour l’industrie et consommateurs de produits manufacturés dont les engrais et autres produits phytosanitaires. Nombre de petits paysans ont alors disparus. C’est à l’histoire de ces perdants que se sont intéressés les auteurs accompagnés de Léandre Mandard, doctorant en histoire, préparant une thèse sur le sujet et conseiller historique pour la BD.
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☞ Rationaliser l’agriculture française, produire plus, être concurrentiel, telle est l’obsession des économistes depuis la fin du XIXème. Le gouvernement de Vichy a élaboré une loi en 1941 qui va être finalement appliquée après la guerre avec la bénédiction du général de Gaulle. Voilà déjà une info totalement méconnue en tout cas, pour ce qui me concerne. On découvre, ce qui n’étonnera pas les lecteurs de ce blog, que la FNSEA est dans le coup. Selon le récit imposé par le syndicat, les paysans souhaitaient devenir des entrepreneurs et étaient donc favorables au remembrement qui devaient faciliter leur travail et leur permettre de vivre mieux. C’est raté puisque, aujourd’hui, 30 % des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté. C’est la catégorie socioprofessionnelle qui travaille le plus, qui se suicide le plus et qui a les plus mauvaises retraites !

La version lisse de la FNSEA ne tient pas la route car les archives parlent : fortes contestations, bulldozers sous la protection des forces de l’ordre, opposants condamnés à de fortes amendes, emprisonnés voire internés. Une vraie guerre, avec deux camps, les pour et les anti d’où le titre de la BD :  Champs de bataille. La violence a été inouïe. Inès Léraud raconte, entre autres, l’histoire de Gildas Le Coënt abusivement interné et placé sous neuroleptiques pendant neuf mois. Libéré grâce à une mobilisation nationale, il ne s’est jamais remis de cette prise médicamenteuse forcée et de l’injustice subie.

Beaucoup d’agriculteurs admettent qu’il fallait réunir des parcelles, et moderniser l’équipement, mais cela aurait pu se faire en concertation, sans être imposé par le haut, sans tout détruire. L’administration a fait araser les talus, couper les haies, redessiner le lit des rivières, autant de destructions dont on paye aujourd’hui les conséquences : crues, perte de biodiversité, érosion des terres, etc. Elle détruit aussi presque systématiquement les vergers et les vignes familiales. L’enquête d’Inès Léraud se situe essentiellement en Bretagne mais ce qui se passe là-bas s’est passé dans tous les territoires remembrés.

Isabelle Vaissade, présidente de l’association Nature 18 dont je suis administratrice, se souvient du remembrement à Mareuil même si elle était encore très jeune à l’époque. Son père, Jacques Maillet, fondateur et longtemps président de Nature 18, et son grand-père, ont lutté pour garder une vigne familiale. Ils ont gagné mais n’ont pas réussi à conserver les arbres fruitiers. Chemins, talus, haies ainsi que le bois de Balaie ont été rasés. Jacques Maillet, ardent défenseur du bocage, n’a pas hésité à se rendre à Paris, au ministère. Les associations ont fini par obtenir un décret qui interdit d’arracher un bois sans autorisation, une règle toujours en vigueur. Nature 18, qui s’appelait encore la SEPANEC, avait fermement pris position contre les dégâts liés au remembrement en participant notamment à des conférences sur les territoires concernés.

François Terrasson, biologiste du Muséum d’histoire naturelle, très attaché à son Berry natal, avait créé l’association « Défense et renaissance du bocage ». Il est intervenu, en tant que scientifique, dans de nombreuses émissions de radio et de télévision comme on le voit dans l’émission La France défigurée du 17 novembre 1974. Cette archive de l’INA * concerne le remembrement de Parassy, la commune où vivait ma grand-mère. Elle y possédait quelques parcelles et l’émission m’a évoqué quelques souvenirs aussi. François Terrasson y explique notamment comment l’arasement des talus et des haies provoquent l’érosion de la terre. Il avait à l’époque fait une affiche qui disait tout. Elle est malheureusement toujours d’actualités aujourd’hui même si le remembrement  ne dit plus son nom. Qu’on songe notamment à la réorganisation des parcelles et à la modification des paysages qui s’en suivra avec l’implantation à marche forcée du photovoltaïque au sol.

Derrière le remembrement se cache en fait un gigantesque plan social. Les auteurs sont catégoriques : de 1960 à 1975, on a voulu mettre l’agriculture au service de l’expansion industrielle française. Tout est écrit dans un rapport remis au général de Gaulle par des économistes. Selon ces derniers, l’agriculture paysanne freinait le développement industriel français. L’agriculture devait dorénavant fournir uniquement des produits bruts et libérer de la main-d’œuvre pour l’industrie. Le remembrement a augmenté la taille des exploitations aux dépens des petits paysans. Les chiffres parlent d’eux-même : la population agricole a été divisée par dix en un demi-siècle.

Hélas on est toujours dans le même processus de concentration des exploitations et de sélection des agriculteurs. En vingt ans à peine, la figure du paysan, dépositaire millénaire du paysage, a été effacée par celle de l’agriculteur devenu aujourd’hui exploitant agricole.  Champs de bataille permet de mieux comprendre comment on en est arrivé là. Je recommande la lecture de cette BD très documentée, claire et servie par un dessin précis et agréable.

Champs de bataille, l’histoire enfouie du remembrement
Scénario : Inès Léraud – Dessin : Pierre Van Hove
Conseiller historique : Léandre Mandard
Éditions La Revue dessinée / Delcourt, 192 pages, 23,75 €

☞ voir la France défigurée du 17 novembre 1974 où intervient François Terrasson

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11 février 2025 © Danièle Boone